Jean Bofane, écrivain congolais (RDC), est incontestablement aujourd’hui l’une des voix les plus remarquables de la littérature contemporaine de ce grand pays situé au cœur de l’Afrique. Congo Inc. Le testament de Bismarck est son deuxième roman après Mathématiques congolaises.
Comme le titre, la thématique centrale du roman est le Congo incarnant tout d’abord le lieu et l’objet de l’intrigue, ensuite une manière d’être, puis le lieu devenu désormais le terrain de toutes sortes de violences : l’exploitation du sous-sol, les viols à répétition, le déséquilibre des jeunes dans la ville de Kinshasa, les enfants sorciers, la prolifération des missionnaires de la bonne nouvelle, le conflit de génération, l'innovation imaginative et imaginante des « shégués » abandonnés à eux-mêmes, les escroqueries et abus des pays voisins, les intérêts et compromissions des grandes puissances, le réchauffement climatique, la vie sexuelle des "expatriés", les arrangements des ONG et des agences internationales, mais aussi le lieu de l’enlisement de la politique politicienne régnant à l’avantage de celui qui est armé etc.
Qui de nous aujourd’hui n’a pas envie de découvrir le monde, bien au-delà de nos espaces de vie traditionnels ? Les moyens se présentent de plus en plus à tous. Si hier, la télévision et la radio nous suffisaient, désormais Internet, les réseaux sociaux, les jeux vidéo et le téléphone portable rendent ce désir plus que probable. Désormais l’affirmation « le monde est un village planétaire » a tout son sens. Tel est à nos yeux, le jeune Isookanga, né Pygmée par accident. Refusant de se plier au déterminisme ethnique et clanique, il va se donner une mission : embrasser la mondialité en allant découvrir d’autres ailleurs et éviter ainsi de mourir « ignorant ». Ainsi, deviendra-t-il désormais « Isoo le mondialiste ». Il aspire désormais à connaître autre chose que ce qui lui présente son village de l’Équateur.
Pourquoi partir ? C’est la question que se pose son oncle Lomama, mais aussi tout l’entourage de Isookanga . Si la chanson dit « Partir c’est mourir un peu », pour Isoo, partir ce sera partir pour aller vivre. Ainsi s’en ira-t-il vers ce qu’il croira être son destin. Kinshasa, le lieu de son accomplissement. Tous les moyens étant bons pour réussir, il va tour à tour usurper l’identité d’un ami pour jouir de certaines prérogatives dans la ville capitale, se faire ami à des enfants qui luttent pour vivre, tisser des relations dangereuses avec un Chinois, puis avec des hommes de Loi pour s’attirer certaines faveurs pouvant lui permettre de faire décoller son entreprise qui, en vrai, n’existe que dans sa tête et dans son ordinateur. L’illusion aura vite fait de l’emporter car la fin du livre nous dira la suite.
Deux points ont retenu mon attention. Dans un premier moment, Jean Bofane avertit le lecteur sur la force du paradoxe congolais : un pays immensément riche que s’arrachent toutes les grandes puissances du monde, mais qui incarne à lui seul une grande misère matérielle qui touche de plus les sphères mentales des populations. C’est, par exemple, en découvrant le disque de son ami chinois Zhang Xia que Isoo, le mondialiste décomplexé, se rend compte que son pays est très riche, alors que lui et ses frères pataugent dans la boue de la misère. Vivre est un problème. Pourtant, il faut vivre et lutter pour que la possibilité de vivre triomphe. L’hypothèse de Isoo est donc la suivante : travailler même sous la bannière de la misère, car, comme le dit si bien Hugo, « Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent ».
En second lieu, Jean Bofane élabore, de manière indirecte, un plaidoyer pour que le peuple congolais retrouve sa dignité d’êtres humains. C’est ici alors qu’il ne faut pas se limiter à voir dans l’œuvre de Bofane un condensé de satires. Son œuvre est une fiction politique et sociale parce qu’elle dénonce le poids de l’existence misérable que les décideurs font peser sur les enfants dont l’avenir, dès la naissance, est déjà hypothéqué et confisqué. Comment, en effet, peut vivre un enfant dont les parents ont été tués sous ses yeux ? Comment un enfant, désormais seul au monde, peut envisager son avenir ? Mais aussi quelle peut être la part de toutes ces Missions de sécurité qui, venant pour défendre la population, utilisent les mineures comme concubines, sans pourtant se rendre compte qu’ils pratiquent la pédophilie qu’ils condamnent pourtant chez eux en Occident ? Et tous ces viols à répétition qui sont devenus des armes de guerre ? Si le propre d’une fiction est de narrer et non de porter un jugement de valeur, il me semble impossible d’imaginer que Bofane ait pu écrire ce roman sans un regard sur les enjeux pratiques à venir, sur la situation de la RDC, et de la plupart des pays d'Afrique. Au moment où les systèmes politiques et les violences ont tendance à s’éterniser dans ce coin non moins important du globe, il y a comme un appel à réinventer l’idéal de mondialisation qui ne doit pas se limiter au niveau économique, mais doit s'étendre aussi au niveau humain. Et si l’on mondialisait le Bien et le Vrai ? Et si l’on mondialisait véritablement les droits de l’homme en ne les limitant pas aux déclarations et aux anniversaires ?
Jean Bofane écrivain congolais. Il écrit sur le Congo et pour le Congo. Jean Bofane écrit aussi sur l'Afrique et pour l'Afrique, parce que les sujets qu'il soulève touchent de près les réalités de la plupart des pays africains. Jean Bofane écrit pour le monde, parce que le problème de l'humanité qui le tracasse est un problème universel.
Savante, bien menée, intellectuelle et intelligente, la plume de Jean Bofane ne laisse pas indifférentes les personnes qui prennent le temps de la parcourir. Il est un auteur pour qui la précision et la logique de la pensée vont ensemble. Il rend accessible l’histoire de la République démocratique du Congo à travers ses beautés, ses espérances mais surtout à travers les misères qu’on lui impose depuis la colonisation. L’auteur essaie aussi de montrer que depuis 1885, l’histoire du Congo ne se décide quasiment pas au Congo. D’abord Berlin, puis désormais Bruxelles, Kinshasa, l’Équateur, Le Rwanda, Mbandaka au Nord du Congo, Kinsagani, New York, Chongkin, Vilnius… Autant de lieux où le Congo se pense encore comme un gâteau à se partager entre copains.
Au moment de ma lecture, je me disais que la fiction de Bofane n’était pas souple pour les esprits dispersés parce qu’il dit le « réel » et, des fois, le « simple » dans une érudition bien rare. Preuve d’une grande connaissance de l’histoire de son pays. Alors je me suis demandée, si à la place de la fiction, l’auteur avait écrit un essai sur l’histoire de la RDC, aurait-il été lu comme c’est le cas aujourd’hui ?
Nathasha Pemba
In Koli Jean Bofane, Congo Inc., Le testament de Bismarck, Actes Sud, 2014.