L’imparfaite amitié de Mylène Bouchard évoque le parcours d’Amanda Pedneault. De quoi s'agit-il? Des confidences d'une mère à sa fille. Elle lui parle de son expérience de l'universel attrait qui vogue entre l’amour, le temps, l’espace et la liberté: l'Amitié
Originaire du Québec, Amanda vit à Prague depuis 20 ans. Un jour, elle offre une boîte-souvenirs à sa fille Sabina. Cette boîte contient des lettres, des photos, le parfum de l’amour pour ses amants et ses amis, des carnets. Bref, cette boîte contient une histoire de l’amour et de l’amitié. C’est le récit de L’imparfaite amitié.
Amanda se questionne sur la différence entre l’amour et l’amitié. Doit-on parler de copinage, de camaraderie ? Et, « Pourquoi utilise-t-on le même verbe en amour et en amitié ? »
En voulant donner les détails et le pourquoi de son choix de partir, Amanda parle de l’expérience de l’amour et de l’amitié. Dans le texte, ces deux notions peuvent être considérées comme le legs d’une mère à sa fille. Voyageuse dans l’âme et intellectuelle avérée, la narratrice flâne non seulement sur son bateau, mais aussi à travers les époques. Elle parle de sa famille, de ses amis, de ses amants ; également de sa mère qui avait tout misé sur l’amour, mais qui avait su distinguer entre l’amour, l’estime et l’honneur. En écrivant à sa fille, elle veut lui professer, indirectement, une chose : l’amour et l’amitié sur lesquels s’est construite sa vie. Elle lui parle de son père et de leur relation spéciale ; des moments difficiles où elle se rend compte que quand l’amour est là, il faut le savourer pour qu’il comble vos vieux jours. Elle lui parle aussi de l’amitié, qui n’est ni passionnelle ni obligeant, mais qui est libre.
La première des choses qui m’a marqué dans la personnalité d’Amanda c’est sa propension à jouir de sa liberté. Amanda est une femme libre qui sait que sa liberté s’arrête là où commence celle des autres. C’est donc à l’intérieur de sa liberté qu’elle s’autorisera le va et vient entre l’amour et l’amitié. Cette liberté, que les autres lui envient, ne sera pas sans conséquence. Elle fera de belles rencontres. Elle gardera de bons souvenirs, mais sa liberté n’aura jamais raison de l’amour des autres. C’est une femme pétrie de Culture qui connaît la valeur de la liberté. Elle a beaucoup lu, elle est une passionnée des œuvres d’art. Elle a le coup d’œil. Elle sait quand c’est le bon et quand arrive le moment de partir. Partir ou rester est toujours, chez elle, un acte libre.
Toujours en quête de nouvelles aventures, Amanda fera l’expérience de ce que je me suis permise d’appeler l’amitié artistique. La rencontre avec le tableau me paraît une description de l’amitié bien ordinaire mais ancrée. Pourtant, c’est une amitié qui naît du besoin de réfréner un amour possessif ou envahissant. En réalité, à travers l’idée du tableau, Amanda opère un transfert de ses sentiments sur cette œuvre qu’elle aime de tout son cœur, mais dont elle peut se passer, car un être rationnel n’est pas obligée de posséder tout ce qu’elle aime. Elle décrit cette histoire extraordinaire à travers des métaphores fort saisissantes.
Résister à ce tableau, en ne cherchant pas à le posséder, sera comme pour elle, résister à tomber amoureuse. En ce sens, aimer en toute liberté devient comme une résistance. L’amitié est possible et c’est justement dans son imperfection que se trouve sa possibilité.
J’ai fini par choisir l’œuvre que j’allais désirer plus que tout sans jamais la posséder .
L’imparfaite amitié, c’est aussi l’histoire d’un amour qui peut devenir une amitié imparfaite parce que l’ombre de l’amour rôde toujours au-delà des cœurs et dans l’insaisissable, notamment lorsque l’autre, qui ne veut plus d’une relation amoureuse, veut faire sa vie. Il y a comme un sentiment de regret, de crainte de blesser celle qui fut jadis un amour… et qu’on a désormais envie d’appeler « amie ». C’est ce qui se passe entre la narratrice et Edmond, qu’elle n’aime peut-être plus d’amour, mais dont le souvenir refuse de céder la place à l’amitié.
Si on me presse de dire pour quoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi.
Tels sont les mots que Montaigne utilise pour désigner l’énigme de l’amitié qui le liait à Etienne de la Boétie.
Cette allusion à Montaigne est introduite ici pour montrer que lorsqu’il est question d’amitié, il est très difficile de la définir. Ce, même si la relation, en elle-même, par l’acte de la liberté qui la fonde, sait quelles sont ses limites. En fait, ce qui compte dans une relation d’amitié, c’est en même temps la réciprocité et la singularité.
Si Amanda différencie l’amitié de l’amour, elle n’oublie pas de mentionner qu’au fondement de l’amitié, il y a le verbe « Aimer », comme l’amour, quand bien même qu’elle n’aurait rien à voir avec l’amour. Elle pense de ce fait, de manière implicite, la question de la fonction de l’amitié ou de l’amour. Du sens de l’un ou de l’autre, de ses lieux de manifestation. L’amitié ou l’amour fait toujours appel à une sensibilité. L’amour peut être sensuelle, alors que l’amitié ne l’est pas. C’est une frontière qu’elle ne peut pas affranchir sinon elle devient une amitié qui se dessaisit de sa substance fondamentale.
Aimer c’est être libre. Aimer n’est jamais parfait sinon ce n’est ni l’amour ni l’amitié.
D’un point de vie philosophique, l’ouvrage de Mylène Bouchard est très bénéfique et inépuisable. Entre Philia et Eros, on se retrouve facilement dans Le Banquet de Platon ou dans Éthique à Nicomaque d’Aristote. À la page 56 par exemple, Hubert Bouchard (je l’ai surnommé le Stagirite de Prague) écrit : « L’amitié, c’est le plus beau, le plus bel état, la vertu, altruiste à atteindre, mais c’est inatteignable. Il n’y a que des amours dupliquées ». Face à cet extrait, La question que je me suis intérieurement posée a été triple : l’amitié serait-elle l’apanage des dieux ? Ce que nous considérons comme l’amitié, n’est-elle, en fin de compte, que l’idée de l’amitié ? Dans un monde imparfait, n’est-ce pas dans son caractère imparfait que se tisse la véritable amitié ?
C’est là toute la pertinence du livre de Mylène Bouchard. Amanda définit avec ses mots l’amitié qui est la « philia » grecque, un rapport empreint d’harmonie et d'affection mutuelle. Un sentiment qui consiste en l’affection extériorisée envers l’autre et la détermination de préserver un lien qui se fonde sur la vertu. L’amitié, dans son essence, s'objecte à l’amour exclusif. Elle est joie d’aimer, joie de respecter, joie de choisir et ouverture de soi au monde. L’amitié est possible, dira Amanda, mais elle est imparfaite.
En dernier lieu, je dirai un mot sur le style très particulier de Mylène Bouchard. Chaque auteur a son style. C’est ce que nous prouve l’auteure. D’aucuns diraient qu’il s’agit d’un style détonant et affranchi, d’autres diraient qu’il s’agit d’un mélange de poésie, essai, roman, nouvelles, bref. Quand j’ai refermé le livre, je me suis souvenue que la singularité d’un auteur c’est aussi sa créativité et que, c’est à travers celle-ci qu’on le (la) reconnait. Ce livre me rappelle ce que disait Wojtyla : « l’homme ne fait jamais l’expérience de quelque chose hors de lui sans faire d’une certaine façon l’expérience de lui-même dans cette expérience ».[1]. Amanda le prouve en racontant une histoire de l’amitié à travers sa propre expérience. Et c’est parce qu’il s’agit de sa vie, que son histoire, probablement ordinaire au départ, devient extraordinaire.
En écrivant ce livre, Mylène a, comme Amanda, posé, un acte de liberté.
Je vous le recommande.
Nathasha Pemba
Le SANCTUAIRE DE LA CULTURE REMERCIE LES ÉDITIONS la Peuplade pour cette collaboration.
[1] Karol, Wojtyla, Personne et acte, Paris, Parole et Silence, 2011, p. 19.