Depuis janvier 2020 et la parution aux Éditions Grasset du roman Le Consentement, le nom de Vanessa Springora désormais dans presque toutes les bouches incarne une nouvelle façon de dénoncer les viols et les agressions qui minent les grands milieux de la culture, voire familiaux (le cas du roman de Camille Kouchner). Les agresseurs en général sont des grands noms qui, une fois mis à nus, ne peuvent plus prendre la parole en public.
Pour prendre le chasseur à son propre piège, il faut l’enfermer dans un livre
Le Consentement est un roman fort, dur, mais il est surtout vrai parce qu’il est l’expression d’une libération personnelle. Lorsque la justice ne peut pas faire justice, on peut faire justice soi-même. Vanessa raconte sa relation d’il y a plus de trente ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff, alors qu’elle n’avait que 13-14 ans. Ce dernier était déjà dans la cinquantaine. Jouant sur son autorité, sa réputation de grand écrivain, il exerça sa puissance masculine sur cette adolescente au point d’enfermer son consentement et son désir. On retrouve dans ce roman une puissance, une sensibilité qui décrit l’impérialisme patriarcal abusant de l’esprit et de la chair de tout ce qui est féminin.
Dès que j’ai mordu à l’hameçon, G. ne perd pas une minute. Il me guette dans la rue, quadrille mon quartier. (…) Nous échangeons quelques mots et je repars transie d’amour.
On y décèle l’empreinte d’un prédateur, l’âme d’un pédophile bien dans sa peau, confiant dans ses pratiques. Récit glacial. D’où il est loisible de voir à travers Le Consentement quelque chose qui, très délicatement, concorde puissamment à une vision de certains hommes sur la femme.
À quatorze ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche, à l’heure du goûter.
Néanmoins, un pédophile reste un pédophile. Il n’a pas de sentiment, il est incapable d’aimer.
G. a fait profession de n’avoir de relations sexuelles qu’avec des filles vierges ou des garçons à peine pubères pour en retracer le récit dans ses livres
Le Consentement évalue toute une génération d’intellos qui prônaient une sorte de tolérance et de libertinage sexuel où l’âge de la fille n’était pas un frein aux relations sexuelles.
Si l’on peut se questionner sur les parents de Vanessa, l’on se rendra compte que parfois ce sont les parents qui, inconsciemment, envoient leurs enfants dans la gueule du loup.
À l’aube de ma vie, vierge de toute expérience, je me prénomme V., et du haut de mes cinq ans, j’attends l’amour. Les pères sont pour leurs filles des remparts. Le mien n’est qu’un courant d’air. Plus que d’une présence physique, je me souviens d’une senteur de vétiver qui embaume la salle de bains au petit matin, d’objets masculins posés çà et là, une cravate, un bracelet-montre, une chemise, un briquet Dupont, d’une façon de tenir sa cigarette entre l’index et le majeur, assez loin du filtre, d’une manière toujours ironique de parler, si bien que je ne sais jamais s’il plaisante ou non. Il part tôt et rentre tard. C’est un homme occupé. Très élégant, aussi. (...). Ma mère m’a conçue à l’âge précoce de vingt ans. Elle est belle, les cheveux d’un blond scandinave, le visage doux, des yeux bleu pâle, une silhouette élancée aux courbes féminines, un joli timbre de voix. Mon adoration pour elle n’a pas de limite, elle est mon soleil et ma joie.
Mes parents forment un couple bien assorti, ma grand-mère le répète souvent, faisant référence à leurs physiques de cinéma. Nous devrions être heureux et pourtant mes souvenirs de notre vie à trois, dans cet appartement où je connais brièvement l’illusion d’une unité familiale, ont tout du cauchemar. Le soir, enfouie sous les couvertures, j’entends mon père hurler, traiter ma mère de “salope” ou de “pute”, sans en comprendre la raison. À la moindre occasion, pour un détail, un regard, un simple mot “déplacé”, sa jalousie explose. D’un instant à l’autre, les murs se mettent à trembler, la vaisselle vole, les portes claquent. D’une maniaquerie obsessionnelle, il ne tolère pas qu’on déplace un objet sans son accord. Un jour, il manque d’étrangler ma mère parce qu’elle a renversé un verre de vin sur une nappe blanche qu’il vient de lui offrir. Bientôt, la fréquence de ces scènes s’accélère. C’est une machine lancée dans une course folle, personne ne peut plus l’arrêter. Mes parents passent désormais des heures entières à s’envoyer à la figure les pires insultes. Jusqu’à l’heure tardive où ma mère vient se réfugier dans ma chambre pour y sangloter en silence, blottie contre moi, dans mon étroit lit d’enfant, avant de rejoindre, seule, le lit conjugal. Le lendemain, mon père dort une fois encore sur le canapé du salon.
Au-delà de cette manière délicate qu’a Vanessa Springora de décrire entre les lignes son bourreau, ses contours psychologiques et ses fantasmes, l’assurance qu’il feint de lui donner et ses propres fragilités, c’est probablement son courage de dénoncer l’irréfrénable progression de la violence à l’égard des jeunes filles , des enfants et des femmes qui est devenue une chose tout à fait normale. Elle invite les femmes à prendre la parole pour se libérer parce que pour vivre sa propre vie, il faut sortir de l’emprise… L’emprise, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Nathasha Pemba
Vanessa Springora, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.